Suivre les pistes.

Où vont tous ces pas qui s’égarent, soufflés par le vent?
Où mènent-ils, ces pas que l’on fait sans les voir, sans y penser?
Ont-ils un lieu, un point focal, une destinée ou une voix?
Qu’est-ce qui est important?

Est-ce le pas de celui qui marche, la fragilité de sa posture, l’infini travail musculaire d’équilibre et de déséquilibre qui ordonne le mouvement?

 

Tous ces gens qui parlent, racontent en marchant, respirent sans le savoir dans les pas des autres. Tous ces gens qui traversent le même espace sans jamais se croiser. Comment les réunir? Comment les faire se croiser sans les faire se croiser? Comment cartographier ces rencontres sans briser le quotidien, l’essence même de l’inconnu?

Au cœur de tout ça, on se rencontre.
Peut-être pas sur le papier.
Peut-être pas ailleurs.
Peut-être au milieu même des pas.

CDP_MarieLineSara

 

Marie-Line Leblanc et Sara Dignard ont trouvé dans Le chant des pistes des terrains communs où amalgamer leurs pratiques. Artistes de l’espace et de la poésie, elles investissent l’est des Îles à la recherche de ces marches quotidiennes, qu’on fait sans y penser, espérant trouver des points de jonction entre les gens qu’ils auront rencontré. Une présentation de leur travail aura lieu le 25 juin, à la Maison des jeunes de Grande-Entrée.

Rien que le bruit de mes pas dans le foin.

Un pas devant l’autre.
Pas à pas.
Cloc. Cloc.

CDP_JaneMotin

Clop clop. Clop clop.
La pluie sur le calepin et le dessin qui s’effrite.
Ma tête sous les nuages.
Un portait au plomb, effacé.

Au-dessus de moi, une gloire.

Je suis traversé de lumière, envahi d’un souffle qui ne m’appartient pas.
Perforé, je laisse échapper des pieds de vent.

Par ma bouche, mes yeux et ma mémoire.

Cloc. Cloc. Cloc. Cloc.
Mon pas qui traverse l’océan jusqu’à l’archipel.
Mon pas qui dessine, écrit, fusionne.
Mon pas qui embrasse les vagues quand ce sont elles qui me traversent.

Mon pas que je ramène avec moi, seul souvenir du passage.

 

Jane Motin est une artiste de la Manche (Normandie) dont le travail se concentre essentiellement sur le geste de créer et sa décomposition. Moins proche d’une vision performative de l’art que de ses sensations, elle envisage Le chant des pistes comme une occasion de privilégier les rencontres, ce pourquoi elle invite les Madelinots à une marche collective le 21 juin.

Chercheur de trésors.

Près de la mer un jeune homme, béret gris sur la tête, s’avance en traînant les pieds, faisant chanter le sable alors qu’il avance.

Il a sur les oreilles d’étranges écouteurs, et entre les mains un petit appareil qui lui sert à enregistrer. De loin, on dirait un enquêteur, un archéologue en quête de trésors.

En fait, il cherche bel et bien un trésor.

CDP_SamuelThulin

Je le vois, tendant ses oreilles comme des filets à papillons, des filets à sons qu’il enregistre, conserve, met dans sa boîte. Pour quoi faire? que je me demande. Pour quoi faire, tous ces sons épars, attrapés au vol, parfois sans distinction?

 

 

 

 

 

 

 

C’est tout simple. Pour faire ce que les sons font toujours, lorsqu’on réussit à les coller ensemble.
De la musique.

 

 

 

La musique qui naît de l’assemblage des sons.
Comme si le son, à travers le jeune homme, devenait musique.

Presque sans qu’il y touche.

Et avec tout ça, créer une route.
Un parcours où la musique existe, juste parce qu’on existe nous aussi dedans.

 

 

CDP-WEB-160405-icones-ST-roseSamuel Thulin crée des « chemins sonores » à partir des bruits qu’il capte et enregistre. Mixant le son après l’enregistrement, il utilise le looping, joue avec les niveaux, la rapidité et la tonalité des sons pour créer des mélodies ou des environnements sonores inclusifs, qui intègrent également le rythme de l’environnement où il se situe. Il souhaite créer, pour Le chant des pistes, une conversation avec les lieux qui nous sont chers, une sorte d’île, de trajet musical à suivre.

Marche.

Qu’y a-t-il au départ? Une tension musculaire. En appui sur le pilier d’une jambe, le corps se tient entre terre et ciel. L’autre jambe? Un pendule dont le mouvement part de l’arrière : le talon se pose sur le sol, le poids du corps bascule vers l’avant du pied, le gros orteil se soulève, et à nouveau le subtil équilibre du mouvement s’inverse, les jambes échangent leur position. Au départ il y a un pas, puis un autre et encore un autre, qui tels des battements sur la peau d’un tambour s’additionnent pour composer un rythme, le rythme de la marche.

Rebecca Solnit, L’art de marcher.


C’est ainsi que l’aventure commence : avec un premier pas.

Il y a ces artistes qui arrivent, les souliers attachés ou détachés, avec ou sans semelles. Ces artistes qui arrivent dans leurs bottes neuves ou leurs souliers usés, et qui viennent principalement faire une chose : marcher. Ils ont marché ailleurs, ont marché les Maritimes, la Manche, les Îles parfois. Mais ils viennent ici nous marcher de long en large. Marcher au sens large.

Et comme le fidèle gaboteur que je suis, je veux marcher aussi. Je veux marcher dans leurs pas, les suivre à la trace. Du sentier évasif de la pensée au chemin concret du territoire qu’ils abordent, je veux enfiler mes souliers. Car la marche n’est pas que déplacement, pas que mouvement dans l’espace. Elle est aussi – c’est Marie-Line Leblanc qui me le rappelle – dérive dans le texte et l’hypertexte, dans le voyage infini des idées qui se multiplient, s’enfantent, se généalogisent.

 

 

 

 

Combien de fois marchons-nous dans une journée?
Et je ne parle pas seulement de déplacements…

Combien d’errances, de balades intérieures, de parcours, de chemins, de sentiers suivons-nous?

Ne disons-nous pas que nous sommes sur la bonne ou la mauvaise voie? Que les événements se mettent en travers de notre chemin? Qu’un tel ne connaît pas la route à suivre? Que tel autre est perdu dans sa vie ou qu’il a fait un faux pas?

 

 

 

 

Toujours nous marchons, nous marchons, nous marchons. Habités par l’art, marcherons-nous davantage? Car marcher n’est pas que marcher. Marcher est aussi respirer, prendre le temps et l’espace. Marcher, c’est découper un morceau de temps dans ce qui nous est imposé pour sortir des sentiers battus.

Pour errer, au sens fort du terme : se déplacer sans savoir vraiment où ça va nous mener.

Un peu comme tous ces artistes qui arrivent ici, le pas léger. Ils arrivent ici un peu sans savoir, avec l’intuition d’une route, avec une certaine conscience des jalons, des limites, des voies permises et interdites… 

Et ils vont joyeusement cabrioler d’une limite à l’autre, d’une borne à l’autre, d’une aventure à l’autre.

Car marcher doit être une aventure.
Comme l’art, d’ailleurs.
Sinon à quoi ça sert?